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Une marche à travers l'Europe

(en cours)
Récit d'une traversée d'Europe à pieds en solitaire et par les montagnes, du détroit de Gibraltar à Istanbul.
randonnée/trek
Quand : 19/02/23
Durée : 400 jours
Distance globale : 6479km
Dénivelées : +181365m / -179470m
Alti min/max : -1m/3013m
Carnet publié par SamuelK le 08 oct. 2023
modifié le 06 mai
Mobilité douce
Réalisé en utilisant transports en commun (train, bus, bateau...)
Précisions : Pour me rendre au départ : bus de Bordeaux à Tarifa. Pour le retour : en voilier par la méditerranée ?
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Vue d'ensemble

Le topo : Bulgarie : Lakatnik > Sopot (Stara Planina) (mise à jour : 08 mars)

Distance section : 203km
Dénivelées section : +8122m / -6903m
Section Alti min/max : 409m/2187m

Description :

25/01/2024 > 07/02/2024
205 km ; D+ 9,4 km ; D- 8,2 km

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Le compte-rendu : Bulgarie : Lakatnik > Sopot (Stara Planina) (mise à jour : 08 mars)


Lakatnik, point de retrouvailles avec mon ami William et de notre départ pour le balkan central. Ce massif rectiligne, appelé en bulgare "Stara Planina" pour "vieille montagne", traverse la Bulgarie de la frontière serbe jusqu'à la mer noire et coupe le pays en deux. En conséquence, le climat est bien plus froid dans la moitié nord et plus chaud dans la moitié sud du pays. De même, la végétation, l'humidité, et surtout l'enneigement en hiver, sont différents sur les versants nord et sud de la chaîne, et le vent souffle fort ou très fort sur la crête. Depuis que je suis reparti de Sarajevo, c'était mon prochain horizon : remonter dans les montagnes en hiver en Bulgarie. Après quelques sections de quelques jours dans de telles conditions en Bosnie-Herzégovine, je projetais initialement de m'y confronter plus longuement plus au sud des Alpes dinariques, avant que je ne décide de traverser la Serbie vers la Bulgarie. Cette aventure-là peut maintenant se vivre dans la Stara Planina. Déjà lorsque je rêvais de loin en parcourant la carte d'Europe, j'étais attiré par le relief et les sentiers de cette chaîne, qui dessinnent naturellement un itinéraire parcourant la crête. Il s'agit d'ailleurs pour la plus grande portion d'un itinéraire de randonnée balisé : le "Kom Emine", allant du mont Kom prêt de Lakatnik  jusqu'au cap Emine sur la mer noire. Notre itinéraire prévisionnel correspond globalement au même itinéraire, sans point d'arrivée défini. Plus exactement, il s'agit de notre itinéraire prévisionnel idéal, c'est à dire si l'enneigement et les conditions météo le permettent. Nous devrons nous y adapter et nous y plier, c'est à dire attendre ou marcher plus bas si nécessaire. Ces choix se feront au fil des jours et des kilomètres, avec la montagne qui se découvre et la météo qui se précise.

Je vais enfin entraîner mon système de raquettes et crampons ultra-légers que je porte depuis Sarajevo. Nous avons tous les deux le même. Pour 700g environ, nous utilisons une paire de crampons en aluminium seule, ou qui s'associe avec deux pièces de plastique souple pour former des raquettes très légères. Une paire de raquettes et de crampons "classiques" reviendrait à plus de 2kg. Les deux systèmes ont leurs avantages et inconvénients, dont je dresserai le tableau dans ma tête au cours du mois à venir. Pour une longue distance et une longue durée, ce système ultra-léger et sans équivoque le gagnant. Avec peu d'expérience de marche en montagne et pas en hiver, William est téméraire de me rejoindre pour cette partie à priori la plus technique de ma marche à travers l'Europe. Lui et moi avons évidemment des doutes sur la résilience au froid, à la marche, aux conditions en général, tout en relativisant l'enjeu et en nous rappelant que nous nous adapterons aux surprises difficiles s'il y en a, même si cela implique de s'arrêter ou de marcher au pieds du massif. Une chose est sûr : ça vaut le coup !

Les premiers jours sont graduels en termes d'altitude et d'enneigement. Nous marchons principalement en forêt et sur des portions de crête dégagées. Nous apprivoisons progressivement les raquettes puis les crampons. Nous adoptons l'auto-discipline d'enlever et remettre nos crampons et raquettes à chaque fois que cela est nécessaire, même si c'est seulement pour quelques mètres ou que cela est incessant, car sinon nous risquons d'abîmer notre matériel ou de glisser sur un névé glacé. La pratique nous rappelle que décider de s'astreindre à une règle ne signifie pas arriver à la respecter systématiquement, l'auto-discipline est un effort. Les premiers jours, nous avons la chance de voir régulièrement des chamois, biches et cerfs. Ce sera plus rare par la suite. Les traces d'animaux dans la neige, elles, sont omniprésentes et témoignent du monde qui vit ici. La Stara Planina est une montagne aménagée pour la randonnée, avec des balisages, des panneaux, et des refuges gardés qui restent ouverts en hiver. Nous y dormons souvent et sinon trouvons de beaux spots dans des cabanes ou des abris, où faire un feu et passer une bonne soirée.

Après une première semaine de marche, d'acclimatation, de découverte du milieu hivernal et de notre équipement, nous descendons à Zlatitsa pour nous ravitailler et remontons pour une seconde semaine plus engagée. Le brouillard et le vent nous surprennent par leur épaisseur et leur intensité, et ont le pouvoir d'apparaître ou de disparaître sans prévenir. La neige aussi a la faculté de s'épaissir ou de s'amincir, de changer de texture à tout moment. Je découvre le bonheur de marcher en crampons sur la neige gelée, de gambader à grandes enjambées là où sinon je piétinerais à petits pas timides et glissants, de marcher sur les névés raides et glacés sans risque de glisser là où sinon un seul pas ne serait possible sans être emporté dans une glissade dramatique, tout cela grâce à ces petites pointes qui dépassent de me semelles et solidaires de mes chaussures, qui me confèrent instantanément un super-pouvoir. Dans le même genre, il y a aussi le régal des descentes en raquettes en sautillant et en skiant à chaque pas, dévalant du dénivelé négatif à une vitesse inégalable sans neige même dans les meilleures conditions. Et puis il y a les conditions agaçantes et épuisantes, et surtout la panoplie d'autres qui mélangent la difficulté à le plaisir.

Je me souviens particulièrement d'une longue et folle journée de marche qui a été le sommet de notre expédition. Nous partons au lever du soleil en espérant ne pas trop marcher de nuit en fin journée, et arriver 25km plus loin au refuge que nous visons. Sans savoir à quoi nous attendre, nous savons que la journée ne sera pas anodine. Après une première ascension dans la poudreuse, dans un paysage calme et silencieux qui se découvre avec le soleil montant, nous atteignons la crête glacée et venteuse, un espace bien plus agité et hostile, pas moins grandiose, où nous pouvons guerre nous arrêter longtemps dans ce vent glacial. Alors que la vue est toujours dégagée jusqu'à l'horizon de part et d'autre, un brouillard épais s'installe sans prévenir. C'est le white-out : lorsque la neige, la brume et le ciel forment un voile épais et uniforme, où la visibilité est réduite à quelques mètres et les distances s'effacent dans une luminosité pourtant aveuglante. Nous y resterons de force jusqu'au soir, alternant de courtes sections ascendantes ou descendantes, obligés de rester sur la crête avec un vent atteignant parfois 100km/h. Nos tentatives de marcher légèrement en contrebas d'un côté ou de l'autre s'avèrent encore plus pénibles du fait de la raideur de la pente ou de la profondeur de la neige. Une longue journée étrange, avec beaucoup d'effort, de résilience, de concentration, parfois d'inquiétude, des pics de joie, où la succession de moments uniques tend à se mélanger dans les souvenirs, tant la crête, la neige, la glace, le brouillard et le vent dans lesquels nous marchons se ressemblent.

Je me souviens de la sensation de marcher sur le plat étendu verglassé, sans pouvoir voir au-delà de quelques mètres de diamètre autour d'un cercle dont je suis le centre mobile, évoluant dans un univers qui ce jour est uniforme au fil des pas. Alors je marche et je n'ai pas besoin de fermer les yeux pour m'abstraire un moment de la vision de ce qui m'entoure, comme je m'y essaye lorsque je marche sur une longue piste avec des bas-côtés herbeux, mes bâtons m'avertissant lorsque je dévie en heurtant le sol mou. Là je peux m'adonner à cette activité unique qu'est de marcher les yeux ouverts sur une surface à l'horizon un temps infini, aux directions identiques, avec des pas répétitifs comme si j'avançais sur un tapis roulant de glace et de brouillard, le bruit de mes crampons dans le verglas marquant le tempo qui rythme et canalise ma méditation. C'est un répit, un nouveau moment unique suspendu que je saisis comme s'il était éternel, comme si je marchais réellement dans un désert de glace à l'horizon bien trop lointain pour y penser, comme si je marchais vraiment sur un tapis roulant que je pouvais arrêter lorsque je le décide. Ne pas le savoir, quand cela s'arrêtera, et encore moins le décider, voilà certainement la force qui me fait saisir entièrement ce moment comme il se doit, avec la considération et le plaisir que peut éprouver un humain qui est ici à cet instant, là où personne ne l'attend. Car bien que je ne m'en préoccupe pas, je sais qu'une suite supplantera ce moment particulier, une suite à la temporalité et la nature aussi inconnues qu'aléatoires, non maîtrisables. Je m'en laisse donc à ce micro-destin que j'accepterai et épouserai, et savoure ma marche méditative dans le white-out.

Je me souviens du vent, ce vent qu'il est si tentant de personnifier, afin de donner une âme et une intention à ce souffle qui obéit aveuglément et sans dessein aux lois physiques et météorologiques, ce vent qui déplace de telles masses d'air dans le paysage, à une vitesse par moments à la limite de ce qui est humainement supportable, c'est à dire tenable pour continuer de marcher sans perdre toute maîtrise de soi. Ce vent qui semble vouloir nous affronter, nous tester, nous faire plier. Pourtant, tout comme la neige, la glace, le brouillard, la forme des roches et des montagnes, le vent est, tout simplement. Nous tâtons ici la mesure de cette réalité, et visitons le paysage dans son état du jour avec admiration et humilité, avec force et intimidation, avec, à l'image du monde beau et simplement tel qu'il est, un regard aussi neutre qu'émerveillé. Le vent est omniprésent, aussi manifeste et immuable que la neige sur laquelle nous marchons pendant toute cette journée. Son humeur est chageante et surprenante, impossible à anticiper. Nous pensons un peu à la suite, à la prochaine montée, aux prochaines quelques centaines de mètres, guerre plus, avec de très légers sentiments d'optimisme ou d'inquiétude, aussi sceptiques que retenus, car tout est possible.

Je me souviens aussi de la neige, aussi présente sur le sol que la brume dans l'air. Plus exactement, la neige qui est le sol, car la terre en-dessous ne compte pas en cette saison. Seules des roches émergent parfois sur l'arrête pentue, ralentissent notre marche autrement que le dénivelé, le vent ou les pentes gelées, et nous contraignent à prendre garde où poser chaque pas pour ne pas abîmer nos crampons en aluminium. Naïvement, j'ai pu un temps imaginer que la navigation en mer était une activité monotone dans un environnement répétitif sinon unique : l'eau. Des lectures et des témoignages m'affirment le contraire, ce que je souhaite maintenant découvrir par moi-même. Naïvement, on pourrait tout aussi bien imaginer que marcher sur la neige serait également monotone et répétitif. Il en est tout autrement. La neige n'est pas une matière stable et unique, c'est une personne étonnement complexe aux personnalités multiples. Nous tâtons un florilège de textures qui parfois se superposent en couches, et confèrent à la marche des sensations variées. Il est jouissif et amusant de dévaler une pente de poudreuse fraiche, dans laquelle on peut sauter, s'enfoncer, glisser, tomber, se relever et continuer, sans se blesser ni se mouiller les pieds. Il est plaisant de sentir ses crampons briser la fine couche de glace qui fait penser au caramel d'une crème brûlée, et de s'enfoncer légèrement et délicatement dans la neige sous-jacente déjà bien tassée. Il est épuisant pour les cuisses de devoir déplier totalement la jambe pour qu'une fois tout son poids appuyant sur un pieds, cette couche de glace épaisse cède brusquement et je m'enfonce d'un coup sec jusqu'au dessus des genoux, avant de recommencer à chaque pas. Je n'ai pas trouvé d'astuce pour pallier à ces conditions. Il est irritant pour les nerfs lorsque cette couche de glace se brise une fois sur deux, et que je m'enfonce ou pas de façon imprévisible et aléatoire. Il arrive aussi de devoir marcher dans une soupe de neige fondue aux vermicelles de glacons recongelés par le froid de la nuit, ce qui imbibe infaillebement les chaussures d'eau froide. Et parfois, sur le désert de glace, équipés de mes crampons de 350g qui me confèrent un super-pouvoir, je peux gambader sur la neige gelée et glissante comme une gazelle.

Deux jours auparavant, nous avions fait face avec surprise à un vent violent qui accaparait tous nos sens et notre concentration. La résilience comme adaptation soudaine avait alors laissé progressivement la place à la maîtrise et même au confort, c'est à dire à la capacité satisfaisante d'apprécier l'instant, d'admirer l'endroit, et de jouir de ce constat qui fait naitre une belle émotion de force amusante. À ces instants, les limites du possible et surtout de l'appréciable s'en voient repoussées, étendues avec l'expérience. La constance, la force, et la violence des rafales du vent enduré aujourd'hui nous font relativiser l'intensité du vent éprouvé il y a deux jours. Les limites du confort, du possible et du suffisament sûr en sont alors à nouveau repoussées. Cela dit, les limites ont aussi leurs limites. Nous tombons vite d'accord avec le recul pour admettre que cela est largement suffisant, que c'est possible, que nous l'avons fait, et que nous ne souhaitons pas nous exposer à plus. Cette journée nous a offert un lot de fiertés, d'expériences uniques pour chacun de nous et en tant qu'amis, d'émotions floues, fortes et mystérieuses, complexes à cerner et exprimer, peut-être même à ressentir. Cette journée épique, ces sensations et ces émotions uniques me procurent une satisfaction saine, ont tout simplement du sens, je le sais et le sens, et me donnent envie de continuer d'explorer ces formes d'aventures.

En fin d'après-midi, en redescendant un peu en altitude, toujours dans le vent, nous avons la chance qui était devenue inespérée d'assister à une vue un moment dégagée et un magnifique coucher de soleil d'une couleur orange-rose inouïe. Puis la luminosité baisse, nous restons proches, nous allumons nos lampes frontales, nous faisons face encore et encore à des rafales impitoyables, et enfin, toujours plus loin qu'imaginé, nous atteignons le flanc d'une montagne à l'abri du vent dans la forêt. Encore deux kilomètres, nous devons ressortir les raquettes pour traverser cette forêt sur une poudreuse de plus d'un mètre d'épaisseur, cherchant notre chemin entre les arbres avec nos lampes, chantant tout et n'importe quoi, sentant nos jambes qui peinent mais parviennent à nous faire avancer après cette journée déjà conséquente. Arrivés au refuge, nous entrons dans une salle généreusement chauffée tant par le poêle rutilant que par la quarantaine de personnes venues passer leur samedi soir. On nous invite rapidement à nous atabler et rejoindre un groupe qui nous offre nourritures et boissons variées. La marche est finie pour aujourd'hui, mais la journée elle continue, se métamorphose en soirée conviviale. Toute les 5 ou 10 minutes - le temps est distendu -, quelqu'un lève son verre et c'est la salle entière qui trinque en criant "Nazdrave !", personne ne semble s'en lasser. Quelle journée !

Nous allons le lendemain nous reposer deux nuits dans un refuge où nous recevons l'accueil chaleureux de Miroslav. Le jour d'après, nous sommes invités par le gardien d'un refuge abandonné au dessus de Sopot. Nous en profitons pour y laisser nos affaires et faire l'aller-retour en ville 1100m plus bas pour nous ravitailler. La prochaine semaine au cœur des crêtes saillantes de la Stara Planina s'annonce plus technique.
C'est parti pour quatre semaines de marche dans le balkan central en février !
C'est parti pour quatre semaines de marche dans le balkan central en février !
Il y a quelqu'un sur cette photo.
Il y a quelqu'un sur cette photo.
Le couchers de soleil rose-orange sont fabuleux.
Le couchers de soleil rose-orange sont fabuleux.
Le balkan central compte de nombreux abris et cabanes, particulièrement appréciables en hiver.
Le balkan central compte de nombreux abris et cabanes, particulièrement appréciables en hiver.
Encore un magnifique coucher de soleil dans un vent de folie, avant une descente nocturne dans l'épaisse poudreuse des forêts exposées face nord.
Encore un magnifique coucher de soleil dans un vent de folie, avant une descente nocturne dans l'épaisse poudreuse des forêts exposées face nord.
Désert de glace, un air d'Antarctique.
Désert de glace, un air d'Antarctique.
Autour des 2000m, la crête parfois large, parfois abrupte, est une longue étendue de neige et de glace.
Autour des 2000m, la crête parfois large, parfois abrupte, est une longue étendue de neige et de glace.
Dix minutes plus tard, c'est le le white-out. La neige, la brume et le ciel ne forment qu'un. Nous marchons la plupart de la journée avec quelques mètres du visibilité dans cet univers opaque mais éblouissant.
Dix minutes plus tard, c'est le le white-out. La neige, la brume et le ciel ne forment qu'un. Nous marchons la plupart de la journée avec quelques mètres du visibilité dans cet univers opaque mais éblouissant.
Facile de connaître la direction du vent.
Facile de connaître la direction du vent.
Un instant de grâce dans une journée intense. La couleur du coucher de soleil est féerique.
Un instant de grâce dans une journée intense. La couleur du coucher de soleil est féerique.
L'arche de la liberté, un grand monument en béton construit en hommage aux troupes russes et soviétiques dans la guerre avec l'empire ottoman et la seconde guerre mondiale.
L'arche de la liberté, un grand monument en béton construit en hommage aux troupes russes et soviétiques dans la guerre avec l'empire ottoman et la seconde guerre mondiale.
Les levers de soleil sont aussi de beaux spectacles.
Les levers de soleil sont aussi de beaux spectacles.
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