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Une marche à travers l'Europe

(en cours)
Récit d'une traversée d'Europe à pieds en solitaire et par les montagnes, du détroit de Gibraltar à Istanbul.
randonnée/trek
Quand : 19/02/23
Durée : 400 jours
Distance globale : 6479km
Dénivelées : +181365m / -179470m
Alti min/max : -1m/3013m
Carnet publié par SamuelK le 08 oct. 2023
modifié le 06 mai
Mobilité douce
Réalisé en utilisant transports en commun (train, bus, bateau...)
Précisions : Pour me rendre au départ : bus de Bordeaux à Tarifa. Pour le retour : en voilier par la méditerranée ?
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Vue d'ensemble

Le topo : Bulgarie et Turquie : Sliven > Kırklareli (Thrace) (mise à jour : 19 mars)

Distance section : 209km
Dénivelées section : +1418m / -1176m
Section Alti min/max : 94m/439m

Description :

23/02/2024 > 06/03/2024
210 km ; D+ 1,9 km ; D- 1,6 km

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Le compte-rendu : Bulgarie et Turquie : Sliven > Kırklareli (Thrace) (mise à jour : 19 mars)

La descente du balkan central s'accompagne de multiples changements drastiques. Je marchais depuis quatre semaines avec mon ami William dans des montagnes enneigées, de grands espaces naturels, en plein hiver, accoutumé à des températures entre -10°C et +5°C. D'un jour à l'autre, sans transition et alors que j'étais tout à mon aise dans ces conditions, je me retrouve seul, en ville, puis à marcher à travers une campagne totalement plate, sèche, occupée exclusivement par des champs de blé et des friches, sans presque un arbre, avec une biodiversité presque éteinte. Une campagne franchement triste, traversée par des axes routiers que mon itinéraire est parfois contraint de longer. Il peut faire jusqu'à 20°C en journée, l'écart de température est digne d'un trajet en avion. Je redécouvre des sensations oubliées en termes de transpiration et de besoin d'hydratation. Je traverse parfois des villages manifestement bien plus pauvres que ceux que j'ai traversés jusqu'à présent, habités par des populations gitanes séparées des autres. Ces villages sans eau courante ni enlèvement des ordures ménagères, où je vois des enfants aller chercher du bois de chauffe dans quelques bosquets alentours, sont pourtant voisins de grandes fermes modernes et mécanisées. La Bulgarie est le pays le plus pauvre de l'union européenne. Comme partout, il y a aussi et surtout de grandes disparités et inégalités au sein du pays, dont la proximité ne cesse de m'interpeller. Me déplaçant exclusivement à pieds, j'ai l'étrange l'impression de visiter des lieux mitoyens, des réalités humaines et géographiques voisines mais cloisonnées et ignorées, méconnues ou simplement inconnues. Cette sensation ne cesse de m'accompagner et de s'accentuer au fil de ma marche. De passage, je ne connais évidemment pas mieux les régions et les pays que je visite que leurs habitants, mais je me rends bien compte que je suis témoin de mondes si différents et pourtant mitoyens. En trois jours à pieds, je passe des montagnes en hiver au centre-ville de Sliven, puis de la ville à cette campagne et ses villages. Trois écosystèmes radicalement différents, dans ce qui s'y trouve et ceux qui y vivent. Pourtant, en discutant avec les gens, je comprends rapidement qu'à part la classe moyenne qui habite en ville, personne ne semble aller dans cette montagne qui dresse un mur dans le paysage. Ici aussi, à moins d'y travailler, la montagne est réservée à celles et ceux qui ont les moyens.

Marcher plusieurs jours et semaines dans cet environnement impacte nécessairement le moral et la motivation, surtout avec des souvenirs alpins encore frais dans ma tête. Cette frustration inutile mise à part, je garde tout de même la motivation puisque cela fait toujours sens et fait partie du jeu, du cadre, de mon envie. En revanche je tombe malade, et j'ai la chance de pouvoir rester trois jours chez Plamena qui m'accueille chez elle à côté de Yambol, où je peux me reposer le temps que la fièvre passe. En repartant, je suis davantage tourné vers la Turquie devant moi que vers la randonnée hivernale un peu courte à mon goût derrière moi.

Sur cette section plate en campagne bulgare, les interactions sont moins nombreuses et chaleureuses qu'elles ne l'étaient entre la frontière serbe et le balkan central. Sympathiques ou antipathiques au premier abord, les personnes avec qui j'interragis pensent d'abord que je suis syrien. Je passe deux derniers bivouacs sur des spots lambda entre les perpétuels champs de blé, en essayant d'être hors de vue depuis les routes. Un matin un employé agricole me réveille, lui aussi pensant que j'étais syrien. Plus j'approche de la frontière, plus les voitures de police sont fréquentes. Elles s'arrêtent systématiquement à mon niveau et à mon étonnement, les policiers me croient toujours sur parole que je suis français sans vérifier mon passeport, et repartent aussitôt. Je marche en alternance sur les pistes agricoles qui peuvent être boueuses, ou au bord de la route où le passage incessant des camions m'empêche d'écouter de la musique ou des émissions pour compenser la monotonie du paysage. Le suspens du passage de frontière approche petit à petit, j'ai de la joie et de l'excitation de bientôt passer au chapitre suivant. De loin et en consultant ma carte, je suis surpris de voir un grand complexe commercial du côté bulgare de la frontière, alors que les bulgares frontaliers vont justement faire leurs courses en Turquie où les prix sont inférieurs. En arrivant je comprends qu'il s'agit d'un complexe de casinos, interdits en Turquie. Je passe la frontière sans encombre, sans fouille ni interrogatoire malgré les trois vérifications de passeport. Ça y est, je suis en Turquie ! Bon, pour le moment au bord de la route avec une file de camions de plusieurs kilomètres. C'est drôle, j'avance plus vite qu'eux. Premières missions accomplies avec succès : achat d'une carte SIM et retrait de livres turques. Je m'offre une nuit dans un hôtel de routiers au bord de l'autoroute juste après la frontière.

Maintenant en Turquie, l'environnement est en soi similaire, c'est à dire plat, formé uniquement de champs de blé et bientôt de maïs pas encore semé, avec le choix pour mon itinéraire entre des pistes agricoles ou des routes goudronnées, chacune ayant ses avantages et inconvénients. Cet environnement physique est certes très similaire aux derniers jours en Bulgarie, mais chaque passage de frontière s'accompagne de changements notables, et ce passage là marque le plus grand changement par rapport aux sept précédents depuis l'Espagne. Je m'accoutume à de nouveaux éléments qui deviennent vite mon quotidien. Je ne peux qu'immédiatement découvrir la place qu'occupe le thé dans la vie quotidienne, et la manière dont il est préparé et consommé. Le moindre petit hammeau possède un café où les hommes se succèdent pour boire du thé. Les derniers mois, on m'a régulièrement offert des verres de rakija, si bien que j'ai du apprendre à refuser pour préserver ma santé. À présent lorsque je m'arrête dans un café, tout le monde tient à m'offrir un verre de thé, et il m'arrive d'enchaîner les doses de caféine, ce qui est assurément moins préoccupant.

Ces cafés et la vie sociale en général, exclusivement réservé aux hommes dans l'espace publique des villages que je traverse, contrastent avec la morosité de cette region céréalière. Au-delà de marcher et d'avancer, l'intérêt de mes journées réside donc principalement dans ces moments et ces rencontres. En fin de journée, je fais en sorte de viser un village où je me rend directement au café. Passé le moment aussi délicat qu'amusant où tout le monde me regarde étonné, là où n'apparaît habituellement pas de nouvelles têtes, l'accueil est vite chaleureux et la discussion s'engage, même sans parler de langue en commun. On me propose alors un endroit pour dormir avec enthousiasme, parfois sans même que j'ai à en formuler la demande. Que ce soit la mosquée, un local, un bâtiment abandonné, il y a toujours un endroit où je peux passer la nuit sans que ça ne coûte rien à personne, et il y a toujours des toilettes publiques à côté de la mosquée qui m'assurent un point d'eau. Ces soirées et ces nuits sont plus chaleureuses et confortables que des bivouacs entre les champs de blé, d'autant plus que même s'il fait dorénavant chaud en journée, il gèle encore parfois la nuit. C'est surtout dans ces moments que je rencontre les gens, découvre, observe, apprend.

Moins réjouissant est l'omniprésence de chiens en liberté, et notamment des kangals, une race de chien de berger originaire de Turquie. Ce sont des chiens très hauts, impressionnants, avec souvent un collier de pics, considérés comme la race de chien la plus puissante, bref des machines de guerre. Ils sont partout, et nombreux. Dès que j'entre ou sors d'un village, que je passe près d'une habitation ou d'une ferme, et même lorsque je ne m'y attends pas, ils sont plusieurs à me sentir et à courir à ma rencontre. Leur attitude est souvent plus que dissuasive, elle est agressive, et je me dépêtre plusieurs fois par jour à traverser des barrages de chiens, les tenant à distance avec mes bâtons. C'est un vrai stress, et j'ai plusieurs fois vraiment eu peur. J'espère arriver à Istanbul sans me faire croquer les mollets, ce n'est pas bien loin. Mais si je continue, il me faudra un spray au poivre. Depuis 6000km à pieds et dans chaque pays traversé, les chiens sont une constance à laquelle je m'habitue peu, qui ne cesse de m'irriter les nerfs. Partout on m'aboie dessus, parfois sans répit pendant des heures. Mis à part quelques frayeurs avec des chiens agressifs en liberté, la quasi-totalité est enfermée ou attachée. À présent ces molosses sont en liberté et sont mon principal ennui, légèrement devant les militaires.

Par des récits d'aventures pédestres en Turquie, j'avais eu échos d'un drôle mélange d'accueil et de nationalisme, que je vis à ma manière à présent. Effectivement en plus d'un accueil répandu, sincère et chaleureux, les premières interactions dans des lieux où aucun étranger ne vient, à pieds, en mars, parce que c'est sur sa route, par envie et curiosité, pour le fun, sont plus souvent méfiantes. Plus que de la méfiance, on n'hésite pas à me demander de m'expliquer, qu'est-ce que je fais là, d'où je viens, et même de montrer mon passeport, ce que je refuse lorsqu'un civil me le demande. Alors soit mon interlocuteur est rassuré - bien que surpris - en apprenant que je suis français, ou bien ne me croit pas et pense que je suis syrien ou afghan. Je suis alors poussé par des forces contraires qui m'incitent à aller à la rencontre des gens, ou alors d'éviter les routes et les villages, tout simplement pour qu'on me fiche la paix. Je ressens particulièrement ce climat tant que je suis proche de la frontière bulgare. Je tente au maximum d'éviter les chiens et les postes militaires qui surveillent la frontière, mais je finis inéluctablement par tomber sur l'un ou l'autre. J'ai l'impression d'être dans un jeux-vidéo où le but est d'avancer le plus possible sans ennui, avec comme informations une carte et des images satellite. Lorsque je marche sur la route, les voitures s'arrêtent souvent à mon niveau, soit pour me proposer de m'emmener, ce qui m'est toujours délicat de refuser, soit pour me demander des comptes. Et à chaque fois je me demande si la personne appelera la police en suivant. Un jour par exemple, un homme a mobylette venant vers moi me contourne et fait demi-tour, puis revient cinq minutes plus tard avec un militaire assis à l'arrière. Game over, là ça peut durer des heures. Après une première vérification de passeport, je le suis jusqu'à une de ces nombreuses tentes couleur kaki, où les militaires prennent mon passeport en photo, me prennent en photo, et ce toutes les dix minutes, fouillent mon sac et passent d'inlassables coups de téléphone. Je ne m'inquiète pas et connais l'issue, il auront la confirmation que je suis bien français et me laisseront repartir, la question est dans combien de temps. Ce qui est cocasse, c'est que les plusieurs fois où j'ai vécu ces scènes qui se ressemblent presque à l'identique, je suis assis à côté du poêle et des mitraillettes, à boire du thé et manger des biscuits, et discuter avec google translate.

Un jour dans une de ces situations, les militaires appelent les gendarmes qui rappliquent et sont encore plus méfiants. Il enquêtent pendant plus de deux heures à mon sujet, avant d'enfin reconnaître agacés mais certains que je suis français avec un passeport valide. Les militaires avec qui je discute pendant ce temps, comme la plupart de ceux que je vois, me semblent avoir à peine 18 ans. Ils ont l'uniforme, le flingue, la reconnaissance et le salaire, et sont missionés de garder la frontière contre les dangereux migrants. Nous sommes à côté du mur de barbelés construit par la Bulgarie sur toute sa frontière avec la Turquie, sans l'accord de l'union européenne. L'union européenne elle, a conclu en 2016 un accord avec le président turc Erdoğan, au régime plus qu'autoritaire et au projet politique nationaliste et religieux, visant à financer la Turquie pour qu'elle empêche les migrants d'entrer en Europe. Depuis, Erdoğan utilise cet accord pour faire pression et menacer l'union européenne. L'année dernière, l'union européenne a conclu un accord similaire avec la Tunisie, et aujourd'hui en mars 2024, elle s'apprête à passer un nouvel accord similaire avec le quasi-dictateur égyptien Al-Sissi. De ce que je vois en Turquie, effectivement il y a les moyens. Les militaires, les gendarmes, les policiers, et malheureusement tous les turcs avec qui le sujet a été évoqué au moment où j'écris cette publication, m'ont affirmé que les migrants sont dangereux, qu'ils agressent les gens, que je dois faire attention, et, c'est d'un désespoir, qu'ils sont des talibans. Ces militaires qui ne semblent pas franchement épris d'une mission et de valeurs qu'ils portent en eux, me disent eux aussi naturellement que ce sont des talibans. En discutant comme le permettent nos applications de traduction, ce qui intéresse ceux qui sont avec moi est de savoir si les françaises sont jolies, et de pouvoir acheter une grosse voiture et une grosse maison. Lorsque je leur demande s'ils arrêtent parfois des gens qui essayent de passer ce mur de barbelés, ils me répondent en rigolant que s'ils en voient ils leur tirent dessus. Voilà une réalité crue. De tous ces mondes mitoyens que je traverse, il y en a que je ne vois pas et que je ne peux pas imaginer : les mondes de ceux et celles qui sont condamné•es à risquer leur vie pour devenir des fugitifs, qui partout sont vu•es comme une menace et un danger au lieu que comme des victimes, qu'il est un devoir humain et légal de secourir et d'aider.

Après leur longue enquête et n'ayant plus de soupçons sur moi, les gendarmes m'obligent à monter avec eux en voiture sans m'en dire plus. Alors qu'ils m'ont cherché des noises pendant des heures, maintenant c'est moi qui les gonfle en leur demandant où est-ce qu'ils m'emmènent, de me laisser ici, ou bien de me ramener à tel endroit. Ils m'emmènent dans un endroit "no problem" qu'ils finissent par me montrer sur la carte, parce que ici "problem". Ils veulent juste avoir la paix et jouer aux jeux-vidéo sur leur téléphone. Je vois alors défiler tout ce que j'avais marché aujourd'hui et nous voilà sur l'autoroute, j'insiste mais rien à faire, puis ils me laissent sur une aire d'autoroute, "bye" et ils vont prendre un café. Ils n'ont même pas voulu faire cinq minutes de détour pour me laisser dans la ville à côté. De la campagne, j'ai été téléporté 30km au sud dans cet station-service qui est elle aussi un autre monde mitoyen où les réalités ne semblent pas se mélanger, puisque les automobilistes sont à vue d'œil d'une classe plus aisée que celle que j'ai côtoyée jusqu'à présent. Je suis énervé et dois vite prendre une décision pour m'adapter. Les gendarmes sirotent leur café, j'appelle l'ambassade de France en Turquie pour leur demander s'ils peuvent faire la traduction et demander aux gendarmes, vue la situation, de me déposer à la ville à 10km d'ici. Ils répondent qu'on les attend pour une autre mission et qu'ils n'ont pas le temps, tout en buvant leur café. Un foutage de gueule et un égocentrisme décomplexé qui me dépassent. Je reprends alors ma route d'ici, la continuité de mon itinéraire qui m'est chère brisée, ce qui n'est absolument pas grave mais a pour conséquence qu'immédiatement, cela n'a plus aucun sens d'être ici et de marcher. Enfin, ça reviendra vite. Je marche au début le long de l'autoroute puis tourne à la première occasion, sur une longue route droite entre deux champs de blé qui se fondent dans l'horizon. Je suis en colère et marche vite d'un pas énervé, tapant avec force mes bâtons sur le macadam comme pour canaliser sans efficacité cette humeur. Franchement ce n'est tellement pas grave, en rien de chez rien comparable à ce que j'ai entendu aujourd'hui.

Je redessine mon itinéraire turc prévisionnel perturbé par cette péripétie, ce qui m'incombe peu puisqu'ici ou ailleurs, les champs de blé sont les mêmes. Deux jours plus tard, j'arrive à Kırklareli, une grande ville qui change de la régularité à laquelle je me suis habitué depuis mon entrée en Turquie. Alors que je m'apprêtais à aller à l'hôtel, je reçois une réponse positive par couchsurfing de Kemal qui accepte de m'héberger. Je vais pouvoir prendre un jour de repos, rencontrer mon hôte et ses amis, avec l'opportunité de parler anglais.


De Sliven à Kırklareli, 200km principalement à travers les champs de blé.
De Sliven à Kırklareli, 200km principalement à travers les champs de blé.
Comme dans les déserts d'oliviers en Andalousie, bivouaquer ici ou ailleurs revient un peu au même dans une plaine céréalière. Ça n'empêche pas de passer de bons bivouacs.
Comme dans les déserts d'oliviers en Andalousie, bivouaquer ici ou ailleurs revient un peu au même dans une plaine céréalière. Ça n'empêche pas de passer de bons bivouacs.
Après une année de marche et 6000km, me voilà en Turquie ! Istanbul n'est qu'à environ 350km...
Après une année de marche et 6000km, me voilà en Turquie ! Istanbul n'est qu'à environ 350km...
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